Le temps du Carême 2022 : le Christ au désert
Après son baptême, Jésus est poussé au désert par l’Esprit. Les récits de la Bible nous disent qu’Il jeûna pendant quarante jours et qu’alors le diable le tenta. Que signifie donc cette épreuve ?
Le mot "carême" vient du latin "quadragesima [dies]" qui signifie littéralement "quarantième jour". C’est un calque du grec ecclésiastique Τεσσαρακοστή (tessarakosté).
Le Carême évoque donc le quarantième jour avant Pâques et si, à l’origine, il commençait un dimanche (le quarantième jour avant le Jeudi Saint), il commence désormais le mercredi des Cendres et s’achève le Samedi Saint. Cela correspond à quarante jours de jeûne, les dimanches n’étant pas jeûnés.
Pourquoi quarante jours ? Parce que la Bible raconte que Jésus de Nazareth, poussé par l’Esprit, s’est retiré dans le désert et a jeûné pendant quarante jours, tenté par le diable et servi par les anges.
I. Les tentations du Christ au désert
Il y a trois récits des tentations du Christ dans le Nouveau Testament. L’épisode, qui se situe entre le baptême de Jésus et le début de son ministère en Galilée, est relaté brièvement dans l’Evangile selon saint Marc (1,12-13) : "Aussitôt l’Esprit pousse Jésus au désert. Durant quarante jours, au désert, Il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient." Les deux versets de l’Evangile de Marc comportent des images fortes. Le nombre quarante et la présence du désert permettent de relier ce récit au passage des Hébreux dans le désert avant d’entrer en terre promise (livre de L’Exode). Cependant, la brièveté du passage chez Marc et ses images fortes ne peuvent que donner le goût aux lecteurs d’en savoir davantage. Que s’est-il passé lors de ce séjour au désert ?
Comment Satan a-t-il tenté Jésus ? Il faut aller lire les Évangiles de Luc (4, 1-13) et de Matthieu (4, 1-11) pour avoir des récits plus développés et qui, en plus d’ajouts et de précisions, comportent quelques différences non négligeables.
La tentation du Christ au désert est un thème fréquemment évoqué dans l’art et la littérature de culture chrétienne.
Le Christ dans le désert, Ivan Kramskoï. 1872
Huile sur toile. 1,80 x 2,10m. Galerie Tretiakov, Moscou
Issu d’une famille de petite bourgeoisie, Ivan Kramskoï (1837-1887), peintre et critique d’art russe, est une importante figure intellectuelle des années 1860-1880. Il étudie à l’ Académie Impériale des Beaux-Arts mais réagit contre l’art académique et dirige la Révolte des Quatorze, dont les membres seront expulsés de l’Académie. Sous l’influence des idées révolutionnaires des démocrates russes, il développe une haute vision du rôle moral de l’artiste. Il est l’un des principaux fondateurs du mouvement des Ambulants, un groupe de peintres réalistes, auquel appartiendra le grand Ilya Répine.
Il peint les portraits des plus célèbres artistes et intellectuels de son temps, dont celui de Léon Tolstoï en 1873, dont il restera un ami proche jusqu’à la fin de sa vie. La simplicité de la composition accentue toujours chez lui la profondeur psychologique des personnages. C’est particulièrement vrai dans ses portraits de paysans, tout à la gloire du peuple.
Les grands maîtres d’icônes des écoles de Novgorod et de Moscou avaient disparu (Roublev, Ouchakov...). Profondément troublés par les questions religieuses, les chefs de file de la peinture russe vont tenter de recréer une peinture religieuse russe, mais ancrée dans le contexte social de l’époque. La figure du Christ qu’ils vont représenter n’est plus celle des icônes mais celle d’un homme trahi, accablé par la douleur, livré au supplice de la mort, et non un Christ en gloire, roi du ciel, vainqueur de la mort.
Le thème de la Tentation du Christ intéressait déjà Kramskoï au début des années 60, quand il étudiait à l’Académie (cf. Tête du Christ, 1863). Il va alors chercher un nouveau type de Christ russe et réalise en 1867 une première version du tableau pour lequel a posé un agriculteur de Stroganov. Mais il n’en est pas satisfait. Il visite alors une série de musées européens entre fin 1869 et fin 1871, et commence à travailler sur la version de base de son Christ dans le désert. Puis il part en Crimée, pour pouvoir éprouver lui-même les sentiments d’un homme seul dans la montagne, dans le désert. Il poursuit son travail durant l’été 1872 dans sa datcha, près de Saint-Pétersbourg, où il reste trois mois
(cf, Étude pour la tête du Christ).
La toile est enfin présentée à la deuxième exposition des Ambulants en 1872. Kramskoï écrit lui-même : " Le Christ dans le désert, c’est la première œuvre à laquelle j’ai travaillé si sérieusement. Je l’ai peinte avec mes larmes et mon sang. Elle m’a fait endurer beaucoup de souffrances. C’est le résultat d’années de recherches." Très vite, Pavel Tretiakov va acheter la toile qui sera à la base de la Galerie Tretiakov.
Le sujet du tableau prend sa source dans les Évangiles synoptiques qui décrivent le jeûne de Jésus-Christ dans le désert où il s’est retiré pendant quarante jours et durant lesquels il a connu la tentation par Satan. L’artiste saisit cette situation dramatique créée par le choix moral que le Christ, seul, doit faire et devant lequel tout homme est placé à un moment ou à un autre de sa vie.
Au centre du tableau, éclairé de dos par la lumière du soleil levant, de trois quarts, le Christ est représenté assis sur un rocher de couleur grise, dans un environnement pierreux et désertique, le tout dans un camaïeu de gris. Le format légèrement rectangulaire du tableau met en relief l’importance du décor. Kramskoï utilise la couleur froide de l’aube. La ligne d’horizon, soulignée par l’alternance des lignes grises et roses formées par les nuages et la ville dans le lointain, divise la peinture en deux parties égales.
La partie basse est occupée par un désert pierreux et froid, où quelques rochers rompent, sur la droite, la monotonie de la composition. Les jambes du Christ aux pieds nus sont dissimulées par la tunique rouge passé et le manteau bleu noir qui la recouvre, la couleur des vêtements s’harmonisant avec l’atmosphère blafarde et donnant ainsi plus d’importance à l’essentiel : les mains et le visage du Christ.
L’image est statique ; il n’y a pas de mouvement ; mais l’esprit du Christ est en action. Les souffrances endurées — la faim, la solitude, la résistance aux tentations — et celles encore à venir ont marqué son visage et l’artiste le révèle avec un si grand réalisme que le spectateur en est bouleversé : les joues sont creusées, l’arête du nez effilée, les lèvres crispées, le regard intériorisé. Le visage est marqué par les épreuves physiques du désert, mais surtout par la lutte intérieure qui se joue. Les épaulés voûtées confirment l’accablement.
Les mains, au centre géométrique du tableau, sont fortement serrées. Elles sont, avec le visage, le centre émotionnel de la composition qui attire le regard du spectateur sur la tension intérieure.
Mais ici, point de diable. Jésus est seul. La scène se situe-t-elle avant l’arrivée du tentateur ? Après les trois tentations ? Peu importe. Kramskoï a choisi de montrer la situation dramatique de la lutte intérieure que mène le Christ et visible sur son corps.
II. Les figures du diable
"La Chute des anges rebelles", gravure de Gustave Doré, (vers 1869)
Si Ivan Kramskoï a choisi de centrer sa peinture sur le Christ, la plupart des artistes, qui ont travaillé sur le thème des tentations du Christ au désert, ont préféré représenter le diable face au Christ, dans un duel exégétique entre deux protagonistes. Et ce choix permet de voir quelle figure du diable chaque artiste a voulu montrer de façon signifiante.
Dans le Credo, nous disons que Dieu a créé le monde visible, celui dans lequel nous habitons, et le monde invisible, celui des anges, créatures immatérielles, sans corps, mais dotées d’une volonté propre, comme celle des hommes, et d’une liberté.
Nous, les humains, avons la possibilité de faire délibérément le bien ou le mal, et cela en connaissance de cause. Il en est de même pour les anges. Ils ont le choix, en connaissance de cause. Ceux qui ont décidé de faire le mal, ont décidé de quitter Dieu. Ce sont, comme le dit la lettre de Jude, des anges qui n’ont pas conservé leur primauté mais qui ont quitté leur propre demeure pour devenir des démons ou, comme on dit encore, des anges déchus (cf. Gravure de Gustave Doré).
Dans les Évangiles synoptiques, Marc parle de Satan, tandis que Matthieu et Luc évoquent le Diable. Ces noms désignent tous deux un même être qui personnifie le Mal, c’est-à-dire ce dont nous demandons à être délivrés dans la prière du Notre Père : "Ne nous laisse pas entrer en tentation et délivre-nous du mal". Si le Christ a été tenté, nous le serons à notre tour.
Le nom de Satan vient du grec Σατανάς (Satanas). Ce nom apparaît pour la première fois dans le livre de Job (1, 6-12) et désigne "l’adversaire", d’après l’étymologie hébraïque.
Le mot "diable" est issu lui aussi du grec, διάβολος (diabolos) qui vient lui-même du verbe διαβάλλω (diaballô) qui a d’abord un sens juridique : accuser, attaquer (dans un procès), d’où le sens de "jeter loin l’un de l’autre", "diviser". Le diable est donc celui qui divise. Il empêche l’homme de rejoindre Dieu, son Créateur. Il pousse l’homme au mal en mentant sur la Parole de Dieu. Ainsi, il le fait douter de Dieu et de son amour.
1. Mosaïque de la basilique San Marco, Venise. XIIe-XIIIe siècle
Tout l’intérieur de l’édifice est recouvert de mosaïques qui ont été réalisées, pour la plupart, entre le XIIe et le XIIIe siècle. Ces mosaïques sur fond d’or ont valu le surnom de "basilique d’or" à cet édifice. Sur le plâtre humide qui recouvre la maçonnerie, est tracée une esquisse en couleurs de la scène prévue. Puis les tesselles sont découpées une à une et pressées aux deux tiers de leur hauteur dans le mortier. Ici, les tesselles d’or (et d’argent) sont constituées de verre transparent enserrant des feuilles des métaux précieux. Souvent, elles sont posées selon un angle différent, afin de varier les jeux de lumière.
Après son baptême, Jésus entre au désert où il est tenté trois fois par Satan. Ici, quatre petits diables, donc quatre scènes successives, où les personnages, à quelques détails près, sont représentés de façon identique. Le mosaïste a choisi l’Evangile selon saint Matthieu.
En lisant la mosaïque de gauche à droite de façon linéaire, nous assistons d’abord à la première tentation : le Christ, auréolé, est assis de profil sur un rocher. En face de lui, le tentateur. Il a l’apparence d’un homme à la peau sombre, mais il porte des cornes sur sa tête et des ailes. Les ailes dénoncent sa nature non terrestre. Les Écritures disent de lui qu’il est un être spirituel, une créature de Dieu, un ange déchu. Les cornes sont un attribut diabolique. Le tentateur présente à Jésus des pierres : "Si tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains" (Mat. 4,3). Mais Jésus, qui tient dans sa main gauche un rouleau (la Parole de Dieu), fait le geste de repousser Satan et lui dit : " Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu" (Mat. 4,4).
Dans la deuxième scène, Jésus est debout, les pieds sur la coupole du Temple entouré d’une muraille. C’est la Ville Sainte, Jérusalem. "Alors le diable l’emmène dans la Ville Sainte, le place sur le faîte du temple et lui dit : "Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas […]" (Mat. 4,5-6). Mais Jésus le repousse à nouveau. D’ailleurs le mosaïste l’a représenté deux fois plus grand que le tentateur. Sa puissance est visible. "Tu ne mettras pas à l’épreuve le seigneur ton Dieu" (Mat. 4,7).
Dans la troisième scène, troisième tentation, le Christ est encore debout, les pieds posés sur la montagne et les royaumes que lui offre le diable. "Tout cela je te le donnerai, si tu te prosternes et m’adores" (Mat. 4, 9). Jésus repousse encore le diable, comme chaque fois, en citant un passage du Deutéronome. "Alors le diable le laisse, et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient" (Mat. 4,11). Derrière le diable, se tiennent trois anges, prêts à servir Jésus, et, à leurs pieds — et c’est la dernière scène — le diable s’enfuyant, nu.
Héritage de l’iconographie byzantine, cette mosaïque se San Marco en reprend les codes. Les silhouettes stylisées du Diable suffisent à résumer de manière sobre et concise la présence mystérieuse du Mal. En contrepartie, les anges qui sont restés fidèles à Dieu bénéficient d’un traitement plus sophistiqué. Leur taille est celle de Jésus. On en distingue trois. Leur visage et leurs membres ont la peau claire. Le premier et le second, en retrait, sont représentés dans leurs vêtements traditionnels et les ailes déployées montrent des coloris variés.
2. Enluminure du missel d’Evrard Von Greiffenklau, XVe siècle. Baltimore, Walter Museum
Au Moyen-Age, les artistes et les théologiens ont façonné une vision terrifiante de Satan, sans doute influencés en cela par toutes les calamités qui s’abattaient sur l’Europe, en particulier au XIVe siècle : la peste, la famine, les guerres... La peur du diable se nourrissait alors d’évènements concrets.
La peinture sur parchemin du missel d’Evrard Von Greiffenklau, un peu naïve, décompose l’action en trois temps. En bas de l’image, Satan offre au Christ des pierres. C’est la première tentation. Jésus, qui tient dans sa main gauche un livre (les saintes Écritures, la Parole de Dieu), esquisse de la main droite un geste de refus.
Le tentateur est représenté comme un démon hideux, poilu, doté de griffes, de pattes d’oiseau, de cornes, d’une queue et d’une paire d’ailes. Son aspect terrifiant est synonyme de perversité.
Au registre supérieur, le diable, ayant revêtu l’apparence d’un moine, est seulement reconnaissable aux cornes qui permettent de l’identifier. À gauche, le Christ se laisse approcher et le tentateur lui montre la cité et les royaumes sur lesquels il lui propose de régner. C’est la deuxième tentation.
En haut à droite, Jésus et le diable sont dans l’enceinte du temple où le tentateur demande au Christ de sauter du haut du toit. Troisième tentation.
L’enlumineur a choisi un décor verdoyant et arboré, assez loin du désert de la Palestine. Les édifices sont ceux du Moyen-Age.
La scène rend compte de la crainte des hommes du Moyen-Age vis-à-vis de la duplicité du Mal. Le diable utilise ici les oripeaux d’un moine, exemple de vertu chrétienne, pour mettre Jésus à l’épreuve. La duplicité est une des caractéristiques du Mal , et la tromperie est un stratagème fréquemment utilisé par le diable pour arriver à ses fins.
Au tout début du XVIe siècle, le peintre flamand Jean de Flandres (cf. La Tentation du Christ, huile sur panneau de bois. National Gallery of Art, Washington) représentera lui aussi le diable sous l’apparence d’un moine, la main droite posée sur son chapelet glissé dans sa ceinture. Qui n’aurait pas confiance en cet homme ? Mais si l’on regarde plus attentivement, on aperçoit sous sa bure ses pieds en forme de pattes d’oiseau et des cornes ont poussé au-dessus de ses oreilles. Soyons vigilants, sachons déjouer les ruses du tentateur.
3. La tentation du Christ, Le Tintoret (1578-1581)
Huile sur toile. 5m39 x 3m30. Scuola Grande de San Rocco, Venise
Le grand peintre vénitien du XVIe siècle Jacopo Robusti, dit Tintoretto (Le Tintoret, en français), nous donne dans cette peinture une interprétation étonnante de la première tentation de Jésus au désert.
Dans une nature luxuriante qui nous fait oublier le désert, la scène se déroule dans le clair-obscur. En haut à droite, apparaît un Christ lumineux. Il est sur une hauteur, assis sous une vétuste charpente. À demi tourné vers le tentateur, dans une torsion du corps typique du maniérisme qui s’ accompagne d’un geste de la main, Jésus semble discuter avec lui. En suivant le regard du Christ dans la diagonale partant du haut à droite vers le bas à gauche du tableau, le spectateur découvre un surprenant tentateur. Rien de terrifiant ni de diabolique dans son apparence. Au contraire. Le Tintoret a choisi de nous le montrer sous l’apparence d’un bel ange, le plus beau des anges dont parlent les Écritures. Il a le visage resplendissant et angélique d’un jeune homme blond, au corps musclé et à la peau claire, presque nu. Le rose de la tunique qui couvre ses reins rappelle le rose de ses ailes déployées. "Satan lui-même se déguise en ange de lumière " (2 Cor. 11, 14). Le genou gauche posé sur une butte de terre, comme en génuflexion, il tend les bras vers Jésus, une pierre dans chaque main. Ce seul geste nous fait comprendre qu’il s’agit de la première tentation du Christ au désert.
Passionné par les effets de lumière, Le Tintoret joue du clair-obscur pour donner un effet dramatique à sa mise en scène.
La tête de Jésus, entourée de lumière, nous présente un visage émacié, marqué par le jeûne, et nous révèle sa force spirituelle face à la tentation ainsi que sa victoire sur le Mal. À la suggestion du diable, le Fils de Dieu répond : "L’homme ne vit pas seulement de pain".
Le Carême nous donne à montrer, comme le Christ, notre combat spirituel. Nous vivons de pain, mais nous vivons aussi de la Parole de Dieu. La réponse de Jésus au diable est lumineuse et sa tête est éclairée par cette réalité-là.
4. Les Tentations de Jésus au désert, James Tissot (1886-1894)
22,5cm x 33,8cm. Brooklyn Museum, New-York
Si le diable a bénéficié d’une iconographie particulièrement abondante entre le XIe et le XVIe siècle, il disparaît presque complètement de la peinture à la fin du XVIIIe siècle. Et c’est la littérature qui le réintroduit chez les artistes du XIXe siècle, notamment grâce aux Romantiques et à leur goût pour le Moyen-Age.
Le peintre français James Tissot illustre à sa façon l’épisode de Jésus au désert. Cette étrange aquarelle rehaussée de gouache est en rupture complète avec toutes les représentations précédentes des tentations du Christ.
Le point de vue est audacieux : le spectateur voit tout de l’intérieur d’une grotte où Jésus est montré en clair-obscur, et qui s’ouvre sur un paysage rocheux entourant un lac, rappelant les paysages de la Palestine. Le peintre a, à coup sûr, profité des premières photographies de la Palestine et a figuré avec réalisme un environnement qui ressemble à celui de la Mer Morte. Les tons ocres de la grotte sont éclairés et animés par le blanc éclatant du vêtement du Christ. L’ouverture de la grotte est comme un œil à travers lequel nous voyons un paysage aux coloris pastel.
Ce qui est nouveau, c’est de représenter le diable tentateur comme un ascète à la peau brûlée par le soleil, portant une belle barbe comme en portent généralement les ermites, et à genoux sur son tapis. Il présente au Christ des pierres, dans ses deux mains levées, pour que celui-ci les change en pains : c’est la première tentation. Tissot figure le diable comme un anachorète amaigri, souffrant, comme Jésus, de la faim. Le XIXe siècle commence à s’intéresser à la psychologie humaine et découvre peu à peu que le diable est intérieur. Il n’est ni laid ni repoussant d’apparence, il présente au contraire une grande familiarité. Seuls ses yeux, cernés de noir, sont inquiétants.
III. La mi-carême
À mi-chemin du Carême, comme une pause dans les privations et pour ne pas laisser perdre les provisions périssables, la tradition populaire a placé une occasion festive. C’est le pendant au mardi gras où l’on finissait les réserves de viande avant la période des privations.
La mi-carême est fêtée le jeudi de la troisième semaine des quarante jours de pénitence, c’est-à-dire le vingtième jour de Carême, les dimanches ne faisant pas partie du Carême de pénitence.
Au milieu du Carême, le quatrième dimanche est dit de "laetare", selon le premier mot du chant d’entrée, extrait du dernier chapitre du livre d’Isaïe. Les ornements sont roses, couleur de joie : le rose mêle le rouge de la Passion et le blanc de la Résurrection. Cette joie intérieure proposée par la liturgie est celle du chrétien qui, à mi-chemin de son parcours de purification, aperçoit à l’horizon la lumière du Salut. Pour l’Eglise, cette mi-carême est ainsi l’occasion de faire le point dans la route vers Pâques.
Alors, faisons le point. Examinons ce qu’il nous reste de chemin à faire et préparons-nous, avec Brueghel l’Ancien, à continuer notre combat intérieur.
Le Combat de Carnaval et de Carême, Pieter Brueghel l’Ancien (1559)
Huile sur panneau de bois. 118 x 164,5cm
Kunsthistorischesmuseum, Vienne (Autriche)
Considéré comme l’une des grandes figures de l’Ecole flamande, Brueghel l’Ancien est un peintre atypique, comme peut l’être Jérôme Bosch dont il s’est parfois inspiré. Il connaît les chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne et son idéalisation de la beauté antique, mais elle ne l’inspire pas. Il s’éloigne des maîtres de la peinture flamande dont le sujet principal restait religieux, à quelques exceptions près. Avec Brueghel, les priorités sont inversées. Lorsqu’il peint un sujet religieux comme La Parabole du semeur ou La Fuite en Egypte, celui-ci disparaît dans un vaste paysage ou une scène de genre. Et le peintre va plus loin encore en faisant des scènes villageoises un sujet majeur de son œuvre.
Ses premières compositions fourmillent de personnages pris sur le vif, comme dans cette œuvre de 1559, où la scène peinte au premier plan donne son titre au tableau, Le Combat de Carnaval et de Carême, et où l’on ne peut que reconnaître son talent narratif et son goût pour le monde de la vie quotidienne, des fêtes populaires, de la folie même.
Le peintre représente le combat comme une joute médiévale. Deux défilés se croisent au premier plan du tableau. Celui de Carnaval est mené par un truculent boucher porteur d’une broche en guise de lance, couverte de victuailles. En face, suivi de quelques enfants et de rares pénitents, Carême porte sur une grande palette de boulanger deux misérables poissons. Tout autour, comme indifférents à la scène, une foule de personnages vaquent à leurs occupations ordinaires, comme il est habituel dans les œuvres de Brueghel l’Ancien. Des estropiés crient misère, des enfants jouent à la toupie, une femme lave ses carreaux, des paysans partent vanner le blé...
De manière plus symbolique, le tableau peut se comprendre comme le partage de la société villageoise flamande entre deux tentations distinctes : la vie tournée vers le plaisir — dont le centre est l’auberge située à gauche du tableau — et l’ observance religieuse — dont le centre est l’église qui se dresse à droite.
Au-delà de l’apparent désordre du tableau, on est tenté de regrouper les éléments et leur signification suivant le système dichotomique simple fondé sur l’opposition de Carnaval et de Carême ainsi que toutes les valeurs sociales, religieuses et morales que ces deux noms recouvrent : jours gras et maigres, joie populaire du cabaret et dévotion de la bourgeoisie, débauche et ascèse.
On peut aussi le voir comme le partage de cette société entre deux religions s’opposant à cette époque : le protestantisme, qui ne respecte pas le carême, et le catholicisme, qui le respecte. Il faut néanmoins noter que la confrontation entre les deux défilés de chars est dénuée de toute agressivité. Il s’agit davantage ici du respect des temps religieux : Carnaval semble laisser la place à Carême comme les festivités liées à la célébration du Carnaval laissent place à celles liées au Carême dans le déroulement de l’année.
Quel que soit le point de vue que nous adoptions, une observation attentive du tableau s’impose.
Le combat de Carnaval et de Carême n’occupe qu’une faible partie du premier plan. Il est en fait intégré dans un ensemble de saynètes à la fois simples et complexes dont il n’est qu’un épisode.
Tout se déroule sur la place du marché d’un village, encadrée par l’auberge à gauche, reconnaissable à son enseigne au bateau bleu, l’église à droite, et un ensemble de maisons dont nous ne voyons que celles situées à l’arrière-plan, face à notre regard. C’est un espace clos où se rassemblent toutes les activités et qui concentrent notre attention sur elles.
L’étude des regards nous apparaît d’emblée significative. On peut remarquer l’indifférence de la quasi-totalité des personnages au regard du peintre qui les observe. Ce qui surprend ici, c’est l’inclinaison du plan : il approche de la verticale, au point que le ciel est presque absent. Le peintre a choisi de se placer à la fenêtre du premier étage d’une des maisons qui bordent la place. Ce regard fixé, c’est aussi le nôtre. Dans ce tableau, chaque groupe vit dans un temps séparé des autres ; c’est une série de microcosmes où les regards sont tournés vers le sol, retournés, ou fixés sur un spectacle précis ou un jeu. Regard fixe de Carême, regards convergents des joueurs de dés, yeux morts des aveugles, regard extasié des enfants vers leur roi. Près du puits, une jeune fille contemple son image dans le miroir d’un seau d’eau. Pourtant, à l’arrière-plan, un personnage contemple ce qui se déroule sur la place. Assis sur le rebord d’une fenêtre, les pieds dans le vide, le visage enfariné, lui seul peut voir plusieurs saynètes et donc plusieurs temps au même moment. Sa position vis-à-vis de la place est symétrique de celle que nous assigne le peintre.
Brueghel a décidé d’éclairer d’une même lumière tout son tableau. En observant les légères ombres portées, nous voyons que cette lumière vient d’un point situé sur la gauche et dans le dos du peintre, et pénètre sous le porche de l’église en éclairant le prêtre au surplis blanc situé au pied des statues recouvertes d’un voile. La façade ouest et le bas-côté sud de l’église sont éclairés. C’est la fin de la journée. La lumière du couchant colore de jaune la maison au fronton triangulaire.
Si l’on considère ce tableau de façon dichotomique, nous pouvons, dans un premier temps, observer tout ce qui se passe à gauche, du côté de Carnaval. À l’arrière-plan, presque au centre, dans une perspective éloignée, un feu autour duquel sont rassemblés quelques personnages pourrait nous ramener au temps de Noël car cette scène est accompagnée d’une autre, sur la gauche : d’une porte violemment éclairée sort une procession précédée de deux "hérauts" dont l’un joue de la flûte et l’autre frappe sur un chaudron brillant, évocation du charivari. Un troisième personnage lève une torche allumée. Tous trois portent des couronnes. Assistons-nous à la procession des Rois ?
Devant ce groupe, une autre procession. Une observation attentive permet de distinguer les cliquettes ou crécelles aux mains des malades identifiables aussi grâce au manteau et à leur coiffure : ce sont des lépreux. Ils quêtent. "Enterrés vivants" au cours d’une cérémonie, véritables morts sociaux, ils sont obligés de se regrouper en communautés isolées, à l’écart des villages, constamment tenus par des règlements précis concernant leurs relations avec la population : cliquettes, bol de quête, bâton. Une notice nous apprend que ce cortège de quête avait lieu chaque année le deuxième lundi de janvier.
Devant la maison, trois enfants acclament l’un des leurs monté sur un tonneau et qui boit.
Entre le groupe des lépreux et la maison au fronton jaune, cinq hommes et femmes forment une ronde.
Entre cette maison et le puits, des débris de poterie jonchent le sol. Un homme en tablier nettoie des pots devant deux femmes exaspérées par sa maladresse. À côté d’eux, deux enfants portant un bonnet jouent aux osselets.
En poursuivant notre progression vers l’avant du tableau, nous croisons un groupe d’estropiés. Ce même groupe apparaît dans le tableau conservé au musée du Louvre, Les Mendiants ou Les Culs-de-jatte (1568). L’un d’eux porte une cape où sont cousues des queux de renard , et sur la tête une couronne de papier vermillon.
Puis nous arrivons à l’Auberge de la Nef bleue. L’enseigne est un bateau bleu, équivalent médiéval néerlandais de la Nef des fous (l’ouvrage écrit par un Strasbourgeois du XVe siècle brosse le tableau de la condition humaine, inspiré à la fois par la Réforme, et la littérature populaire de colportage), dont Jérôme Bosch a peint un célèbre tableau. À l’angle sont posés des tonneaux. Un homme en veste bleue semble assoupi , affalé sur l’un d’eux. Les personnages qui apparaissent au fenêtres à l’étage (deux amants et un homme ivre qui vomit) font allusion à l’aspect charnel et aux beuveries des jours gras. Au rez-de-chaussée, d’autres personnages regardent la représentation d’une farce carnavalesque.
À proximité du puits, un couple nous tourne le dos et croise le chemin d’un personnage en costume bicolore avec un capuchon à oreilles et portant une torche. Chacun est occupé à ses affaires ; personne ne regarde les autres. Une femme, assise sur une chaise basse active le feu où est posé un moule à gaufres. Autour d’elle sont posées une grande jatte emplie de pâte et une petite table où repose une assiette.
Au premier plan, nous voyons Carnaval et sa suite. Cette scène de mardi gras est figurée par un cortège qui, à l’époque, traversait toute la ville derrière la figure de Carnaval. Ici, Carnaval est incarné par un homme bedonnant et rougeaud, vêtu de rouge et de bleu, chevauchant une barrique de bière sans doute dans laquelle est fiché par un couteau un large morceau de viande de porc. Sur sa tête est posée une grande tourte de viande. Il brandit, en guise de lance, une broche sur laquelle sont empalés une tête de cochon, un poulet, des saucisses et un petit gibier. Cette insistance autour de la viande est destinée à montrer toutes les bonnes victuailles du carnaval en contraste avec le carême où toute consommation de viande est interdite. L’homme appartient visiblement à la corporation des bouchers, comme l’indique son long couteau à la ceinture. Il a les yeux levés au ciel et semble dire au revoir de sa main levée, comme pour saluer et se retirer. Le Carême succède en effet au Carnaval dans l’ordre chronologique des événements. Derrière lui se tient un homme vêtu d’une tunique jaune, couleur traditionnellement associée à la tromperie, et portant un chapeau pointu. Au travers de sa poitrine, une grande chaîne. Les gobelets de jeu de hasard qu’il tient dans ses mains et la grande sacoche qui pend à sa ceinture font de lui un bateleur. Il rappelle L’Escamoteur, de Jérôme Bosch, qui a fait l’objet d’une exposition au musée de Saint-Germain-en-Laye en 2016.
Le cortège qui accompagne Carnaval use d’une grande liberté dans les déguisements. Un homme, coiffé d’une petite marmite, joue de la guitare. Son long manteau rose ne réussit pas à dissimuler son énorme ventre ; ses cuisses maigres laissent deviner qu’il est faux. Il est accompagné d’une femme couverte d’un manteau de paille, portant un collier d’œufs, le visage blanchi et coiffée d’un oreiller. Elle porte un grand plat de gaufres et une boîte à sel pend à sa ceinture. Traditionnellement, on enflammait le vêtement de paille, ce qui permettait la substitution avec le mannequin de Carnaval jeté au feu. Et, selon les croyances, on répandait du sel à la porte des étables pour prémunir des maladies le bétail. Les œufs, comme la viande, étaient proscrits pendant le Carême.
Derrière elle, un enfant vêtu d’une robe bleue et d’un tablier blanc brandit une gaufre. Sa couronne en fait un petit roi de Carnaval.
Une femme habillée de noir porte sur la tête une table à trois pieds sur le plateau de laquelle se trouvent des pains et des gaufres. Elle tient de la main gauche un chandelier, chandelle allumée, signe que les valeurs sont inversées.
L’usage d’instruments de cuisine (pot, boîte à sel, écumoire, gril, gaufrier, broche) est une allusion à la bonne chère que l’on enterre.
En face arrive le défilé de Carême. Si le mouvement était poursuivi, le chariot de la "Vieille de Carême" passerait au premier plan. Les deux "ennemis" ne se regardent pas. Nulle animosité. Il ne s’agit pas vraiment d’une lutte mais de la succession de deux moments liturgiques. Assise sur une chaise aux allures de prie-Dieu, la Vieille paraît décharnée, presque cadavérique, le teint verdâtre. Son ample et longue robe gris-bleu tranche avec les vêtements ajustés et flamboyants de son adversaire. Son siège est posé sur une planche à roulettes tirée par un moine et une religieuse. La note est donnée : nous quittons le monde des réjouissances et de l’excès pour celui de la religion et de l’austérité. En 1552 paraît Le Quart-Livre de François Rabelais où apparaît le personnage de Quaresmeprenant, l’équivalent masculin de la Vieille de Carême. A chacun des termes de sa description peut être mis en parallèle un détail du tableau de Brueghel l’Ancien : le plat de moules derrière la chaise, les harengs sur la palette qui sert de lance à la Vieille, la croix tracée sur le front, et les verges qu’elle tient dans sa main. Elle est coiffée d’une ruche en paille tressée d’où sortent des abeilles. Le miel est un aliment très pur qu’on retrouve souvent dans les Écritures Saintes et qui constitue une des nourritures essentielles des Carêmes stricts, en Orient surtout. Sur le dossier du siège est suspendu un chapelet d’oignons qui, dans certaines régions, orne le cou des mannequins qui personnifient le Carême. La plupart des personnages qui constituent le cortège de la Vieille sont munis de l’instrument appelé "martelet" qui servait à annoncer les offices pendant les trois jours, à partir du Jeudi Saint, où on ne sonnait pas les cloches.
Du côté droit du tableau donc, se dresse l’église, reconnaissable à son architecture en arche et son symbole de la Trinité au-dessus de la porte. De part et d’autre de la porte, deux personnages ont posé sur une table et un étal des objets qu’ils veulent vendre aux paroissiens. Celui de gauche expose sans doute des objets pieux car il a pris soin de recouvrir sa petite table d’un linge blanc. De l’église sort une file de bourgeois. Dehors les attendent les mendiants, les malades et les estropiés. Deux hommes se penchent pour donner une aumône à une femme accompagnée d’un infirme allongé dans une sorte de grande hotte garnie de linges. Une femme se penche de l’autre côté et dépose quelques piécettes sur le tissu où gît un cul-de-jatte. Derrière celui-ci, une femme semble le montrer, les bras et les mains écartés. Au fond de la hotte qu’elle porte dans son dos, on aperçoit la tête d’un singe, symbole de duplicité. Il est donc là pour nous inviter à y regarder de plus près.
Au-dessus, un homme vêtu d’une pelisse doublée de fourrure donne une aumône à un individu qui tend son chapeau et une femme qui présente un bol de quête. Plus loin, deux personnages couverts d’une longue cape portent la coiffure caractéristique des lépreux. Des femmes sortent de l’église, un rameau à la main. C’est donc le dimanche des Rameaux.
Au centre de la place, près du puits carré, la jeune fille qui se regarde dans le reflet de l’eau au fond de son seau a posé à ses pieds un panier où l’on aperçoit une salade, qui est un des mets du printemps. De l’autre côté du puits, le cochon bien vivant s’oppose aux poissons posés sur les étals, mets du Carême.
Revenons vers l’église. À l’angle, des enfants jouent à la toupie ou au moine (toupie entretenue avec un fouet). Symboliquement, il existait une cérémonie dite de "l’Alleluia chassé" en Carême sous forme de toupie. L’acclamation joyeuse de l’Alleluia était interrompue de la fin des vêpres du samedi de la Septuagésime à la post-communion du Samedi Saint. Ce jour-là, un enfant de chœur apportait à l’église une toupie sur laquelle était écrit "Alléluia" en lettres d’or ; un fouet à la main, l’enfant faisait aller sa toupie le long du parvis de l’église, jusqu’à ce qu’elle soit tout à fait dehors.
De la porte située côté ouest de l’église sort une file de gens humbles. Ils portent des chaises et des tabourets. Les offices de Carême sont longs et ils n’ont pas, comme les bourgeois, un banc réservé dans l’église.
Le tour de la place est bientôt bouclé. À l’arrière-plan du tableau, se dresse la maison au fronton jaune que nous avons déjà évoquée. Devant, une femme en bras de chemise a sorti des chaudrons qu’elle fait reluire et tout son mobilier culinaire qu’elle nettoie : gril, crémaillère. Ce nettoyage est le symétrique de celui qui avait lieu au début du Carême et dont le but était de chasser les corps gras. Elle a préparé des gâteaux et des tartes posées sur le rebord de la fenêtre. Une autre femme, montée sur une échelle, nous tourne le dos et nettoie les vitres : fièvre domestique de Pâques, encore observable de nos jours. Isolé au centre du triangle lumineux qui forme le fronton de la maison, assis sur le bord de la fenêtre, le visage enfariné, un homme observe le spectacle qui se déroule sous ses yeux.
Au premier coup d’œil, le tableau de Brueghel l’Ancien paraît être le reflet d’une fête unique qui se joue sur la place d’un petit village. Mais ce réalisme est trompeur. L’œuvre est plus complexe et plus difficile à interpréter qu’elle ne semble. Par exemple, que signifie cette étrange saynète des joueurs de dés dans l’angle inférieur gauche du tableau ? Un simple jeu de hasard ? Mais alors, pourquoi les deux personnages, dont l’un est masqué, se trouvent-ils au premier plan ? Et quel est cet objet hexagonal posé sur le dos du premier et qui fait miroir ? Que voit-on dans le reflet ? Et encore à quoi servirait de peindre sur le même tableau des moments différents si ce n’est à nous faire réfléchir sur le cycle de notre propre vie ?
Brueghel l’Ancien est un humaniste. Aucun artiste avant lui n’avait observé l’homme avec une telle perspicacité. La ruse, la misère, les maladies, l’hypocrisie, la goinfrerie... C’est avant tout la force vitale de l’homme que Brueghel a pénétrée, comprise et rendue, comme François Rabelais qui écrivait dans Le Tiers Livre : "Je ne bâtis que pierres vives : ce sont hommes". Et le personnage du tableau qui observe tout, c’est le reflet de Brueghel. Il nous invite à nous asseoir à côté de lui pour voir notre vie comme dans une boucle du temps.
IV. La victoire de Jésus sur le diable
Dans l’Evangile selon saint Matthieu (4, 1-3), après que Jésus a jeûné pendant quarante jours, le tentateur s’approche de lui et dit :" Si tu es Fils de Dieu […]" Que ce soit une filiation de nature ou le résultat d’un choix divin, c’est parce que, ayant Dieu pour Père à un titre tout spécial et parce qu’Il entretient avec Lui des relations uniques d’amour, que Jésus va triompher de Satan et avoir le dernier mot : "C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras" (Mat 4, 10-11). Alors le diable le quitte et Jésus retourne en Galilée. Avec la puissance de l’Esprit, ce sera le début de son ministère.
Jésus tenté par le démon et servi par les anges.
École italienne, XVIIe siècle. Musée de Valence.
Huile sur toile. 2,56 x 3,36m
Créée autour de la phrase de l’Evangile de Matthieu "Et voici que les anges s’approchèrent et ils le servaient", cette œuvre présente les épisodes de la tentation du Christ, lorsqu’après son baptême il est conduit par l’Esprit Saint dans le désert où il demeurera quarante jours. Comme les autres toiles de cet ensemble, l’artiste opte pour une narration déclinée en plusieurs scènes, au sein du même espace pictural. Si le sujet principal du tableau demeure bien le banquet offert au Christ par les anges, les scènes des tentations sont représentées en arrière-plan, au sein d’un paysage foisonnant et montagneux au coloris vif, où se répète un motif fleuri intégré au feuillage.
Le sujet principal donc, le banquet servi au Christ par les anges, occupe plus de la moitié du tableau, dans le triangle formé par la diagonale partant du haut à gauche et allant en bas à droite, diagonale convexe qui élargit déjà l’espace de la scène qui s’agrandit encore grâce aux trois anges en haut dans le ciel ; bénéficiant de la lumière d’une éclaircie, leurs ailes déployées, portant chacun dans ses mains un plat, ils volent vers le Christ, les mouvements de l’air s’imprimant dans le drapé et les plis de leurs vêtements, comme le style baroque le traduit habituellement.
Le baroque italien naît à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, après une période de tensions et les guerres de religion qui affectent toute l’Europe et opposent catholiques et protestants. L’Eglise lance alors la Contre-Réforme pour lutter contre l’expansion du protestantisme et réhabiliter les images religieuses en produisant un art qui s’adresse à la sensibilité du spectateur plutôt qu’à sa raison, et donc d’encourager un art au service de la foi.
En bas de notre tableau, vêtu d’une robe bleu outremer et d’un somptueux manteau rouge vermillon dont le drapé et les lumières révèlent la technique aboutie de l’artiste, le Christ est assis et, de sa main droite, il bénit la nourriture que lui apportent les anges. Son visage plein, entouré d’une lumière, est serein, les joues roses. Il ne semble pas sortir d’un jeûne de quarante jours. Derrière lui, deux anges au visage juvénile joignent les mains. Le bel ocre jaune de la robe du premier illumine cette partie du tableau qui se détache ainsi d’un arrière-plan végétal assez sombre, et trouve son écho dans les autres touches d’ocre réparties dans la peinture.
Devant le Christ est dressée une table, couverte d’une nappe blanche brodée, aux plis impeccables, comme si l’on se trouvait dans la maison d’un riche propriétaire. Y sont posés deux plats contenant l’un un poisson, l’autre une langouste. Un pain, un couteau, une boîte et un gobelet en verre complètent le service.
Au sol, entre les pieds de l’ange à la robe jaune et les pieds de Jésus, une corbeille emplie de fruits d’été et d’automne : pêches, poires, figues, raisins et prunes. Aux pieds de Jésus, un petit ange, un genou à terre, lui offre une grande coupe de verre pleine de cerises et, de la main droite, un coing. Son visage aux joues roses, ses cheveux blonds bouclés et ses belles ailes multicolores rappellent les deux anges qui font face au Christ et lui présentent l’un un plat où sont posées deux carafons de verre, l’autre une assiette de petites poires, fruits d’automne, comme le coing.
Sujet idéal pour le peintre, l’ange à forme humaine est magnifié par ses ailes. Sa présence souligne l’importance de l’événement et l’interaction permanente entre le ciel et la terre, car les puissances angéliques ont un rôle bien précis dans la Création voulue par Dieu. Si les anges sont des messagers envoyés par Dieu auprès des hommes pour les aider, les avertir ou leur communiquer un message, ils sont aussi les serviteurs de Dieu et des hommes. Dans le tableau que nous observons, les anges servent Jésus. Ce sont ceux qui sont restés fidèles à son Père, contrairement au tentateur. Bien que par nature incorporels et invisibles, en pénétrant dans l’espace et dans le temps, les anges se rendent visibles aux hommes et on peut les représenter de manière figurative. Cette tendance à représenter ce qui est invisible à nos yeux devient un élément central de la Contre-Réforme, l’Eglise s’efforçant alors de mettre en lumière la présence invisible mais néanmoins agissante de la grâce tout autour de nous. Or le Jésus que nous voyons triompher du diable est bien homme, lui qui a été, par trois fois, soumis à la tentation.
Saint Jean Chrysostome, à la fin du IVe siècle, a expliqué ce que signifiaient les ailes des anges : "Ils manifestent le caractère sublime de leur nature […]. Vous savez peut-être qu’ils quittent leurs hauteurs célestes où ils résident pour se rapprocher de la nature humaine. Par conséquent, les ailes attribuées à ces puissances n’ont pas d’autre intention que d’indiquer la sublimité de leur nature." À partir de ce moment-là, à quelques exceptions près, l’art chrétien a représenté les anges avec des ailes, comme dans le cycle de mosaïques de la Basilique Sainte-Marie-Majeure, à Rome.
Qu’elles soient déployées ou sagement refermées, toutes les ailes des anges ici représentées offrent une somptueuse palette de couleurs. Sur le modèle des ailes des oiseaux, l’artiste a peint dans le détail toutes les plumes de ces ailes, depuis les scapulaires jusqu’aux rémiges, sans oublier les plumes tectrices. L’ocre, le bleu céruléum, le blanc et le vermillon qu’on retrouve sur le manteau du Christ font flamboyer cette partie du tableau et les personnages qui s’y trouvent, les faisant jaillir de l’ombre du décor et signifiant l’éclatante victoire de Jésus sur le tentateur, c’est-à-dire la victoire du bien sur le mal.
L’œuvre nous présente aussi, de façon narrative, les trois tentations auxquelles Jésus a dû résister et que Matthieu raconte dans son Évangile.
Dans le triangle supérieur à droite du tableau, dans une perspective atmosphérique qui suscite une illusion de profondeur, le peintre nous montre d’abord Jésus assis sereinement en face d’un être que l’on devine être le diable à ses oreilles pointues et à ses cornes. Les tons des vêtements sont identiques à ceux de la scène principale, mais plus pâles. Le geste que le Christ fait de la main droite révèle le refus de céder à la première tentation : changer les pierres en pains.
Plus loin, sur le toit d’un temple, le diable, sous l’apparence d’un ange, tente de faire que Jésus se jette du haut de l’édifice : c’est la deuxième tentation. Au-dessus, au sommet d’une montagne, dans une atmosphère brumeuse, un ange en plein vol désigne "tous les royaumes du monde avec leur gloire". On sait le résultat de ces trois tentatives du diable : le peintre nous le décrit dans le triangle inférieur gauche du tableau où les attitudes des anges en adoration, le banquet servi et les couleurs vives et chaudes de la peinture nous révèlent le triomphe du Christ.
Si ces différentes scènes sont, pour le chrétien qui connaît un peu la Bible, d’un lecture facile, il n’en est peut-être pas de même pour tout ce qui les entoure. Avec une observation attentive, nous comprenons rapidement qu’il s’agit d’une idéalisation et non de réalisme. Et le décor nous entraîne bien loin du désert. Il s’agit là d’une nature luxuriante où croît une végétation plus comparable à celle de l’Italie qu’à celle de la Palestine au temps du Christ. Au milieu d’un abondant feuillage aux riches nuances gambadent des cerfs et des biches, et même deux lapins broutent tranquillement de l’herbe aux pieds du Christ de la première tentation, à côté d’un monstre roux à la gueule ouverte, tapi dans l’ombre : un lion. Il faut se rappeler l’Evangile selon Saint Marc : "Il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient". Vision paradisiaque d’une Création renouvelée. Dans la Bible, tout commence avec la Nature qui, sous la forme d’un jardin, est identifiée à la Parole sainte. "Dieu planta un jardin en Eden" (Gen. 2, 8-9). Cette image fixe le souvenir du séjour d’Adam et Ève au Paradis. L’imitation de la nature est alors une émulation qui favorise l’accès à la beauté spirituelle.
Ce qui étonne dans ce tableau, c’est l’importance que le peintre accorde au paysage et à la nature. Ce goût pour les paysages dans la peinture italienne du XVIIe siècle vient de la tradition flamande des paysages topographiques. Ici, le peintre a accordé beaucoup d’attention aux édifices, le temple d’abord, mais aussi les bâtiments de la ville qui se dessine au loin dans une atmosphère bleutée, entre les deux montagnes. Cette nature est un élément de la Création et le peintre en exalte les beautés. Des marchands flamands installés en Italie faisaient commerce de ces peintures de paysages. Parallèlement au goût pour la nature, l’allégorie florale tient une place particulière dans les écoles du Nord sous la forme de bouquets ou de couronnes, initiée notamment par Brueghel de Velours, le fils de Brueghel l’Ancien. Au XVIIe siècle, la guirlande de fleurs va connaître un énorme succès. Dans notre tableau de l’Ecole italienne, une guirlande d’aubépines blanches et rouges circule à travers la peinture en délimitant chaque scène. Le jeu floral court sur le sol depuis l’angle inférieur droit du tableau, où l’on reconnaît des fleurs de camomille, puis se dirige vers l’arrière en une guirlande qui entoure successivement les trois épisodes des tentations. La dernière scène, qui donne son titre au tableau, est isolée des autres par la reprise de cette guirlande de fleurs qui met en lumière la scène du banquet, la faisant émerger de la grotte sombre formée par la végétation.
Si les paysages entrent dans les intérieurs grâce à la peinture, les natures mortes, pourtant genre mineur, vont y trouver aussi leur place. Cette appellation, "nature morte", traduit improprement le beau et spirituel "stilleven" hollandais : "vie tranquille" qui appelle à la sage contemplation d’objets dont l’exactitude physique saisie par le peintre est une illusion de vérité, un équivalent immobile et intemporel d’objets réels. L’ Oeuvre que nous examinons ici réunit sur une même surface la peinture religieuse, le paysage et la nature morte. Les plats, les fruits et les flacons du banquet mais aussi la guirlande de fleurs constituent à eux seuls un tableau. Ce type de composition se popularise dans le cadre du mouvement de Contre-Réforme de l’Eglise catholique afin de se démarquer du protestantisme austère et qui refuse les sujets religieux. Sans oublier que ces objets sont la marque d’une vie quotidienne et d’un appétit de vivre propre à la culture flamande de cette époque.
Au terme de cette étude de quelques œuvres artistiques, nous sommes amenés à méditer à nouveau sur cet épisode du Christ au désert et à réfléchir à la signification de cette période de Carême.
Le but de Satan est de détourner le croyant de Dieu ou de la voie de l’obéissance à Dieu. À cette fin, il cherche constamment à insinuer en nous le doute et à nous entraîner à la rébellion. Il cherche toujours à pousser à la défaite celui qu’ il attaque et, pour mieux y parvenir, "il se déguise même en ange de lumière" (2 Cor. 11,14). Dieu permet la tentation car elle constitue une épreuve de la foi destinée à fortifier le croyant. Mais, en même temps, il donne à l’homme la possibilité d’en triompher. La requête du Notre Père, "Ne nous laisse pas entrer en tentation", signifie littéralement "Préserve-nous d’entrer dans les vues du tentateur". La tentation place l’homme devant un choix qui appelle une décision. La tentation n’est pas le péché ; c’est le fait de choisir la proposition de Satan qui donne naissance au péché.
Le Christ comprend nos faiblesses, ayant lui-même subi la tentation, mais sans jamais y céder, et il peut secourir ceux qui sont tentés. Il fait remporter des victoires à ceux qui sont en communion avec lui, comme il a triomphé lui-même de Satan. Dieu a créé l’homme libre et doué de volonté ; la tentation donne l’occasion d’exprimer un choix dont l’homme est responsable. La Parole de Dieu est une arme à la disposition du croyant comme elle l’a été pour Jésus (Mat. 4,4). La prière et la vigilance sont encore deux moyens que le Seigneur donne à celui qui croit en Lui pour lui éviter de tomber dans la tentation (Mat. 26,41).